L'Estampille


(Notice extraite de l'excellent ouvrage de Alexandre Pradère sur les Ebénistes Français)


L'Estampille, souvent confondue avec la signature, n'a rien à voir avec celle-ci. Loin d'être, comme la signature d'un peintre ou d'un sculpteur, le signe de paternité d'un artiste fier de son oeuvre, l'estampille est une marque obligatoire pour tout maître ébéniste parisien.

Les statuts de 1751 le stipulent précisément : "Chaque maître sera obligé d'avoir sa marque particulière et la communauté la sienne, les empreintes desquelles marques seront déposées au bureau sur une nappe de plomb, et ne pourront lesdits maîtres délivrer aucun ouvrage (excepté ceux des bâtiments qui n'en sont pas susceptibles) qu'ils ne les aient préalablement marqués de leur marque, à peine de confiscation et de 20 livres d'amende par pièce non marquée."
Ces statuts avaient été codifiés dès 1743 mais leur enregistrement définitif par le Parlement eut lieu seulement en 1751. On peut dire que l'obligation de l'estampille commença de se répandre en 1744 et se généralisa après 1751. Cette obligation ne présentait aucun caractère de brimade pour les ébénistes, bien au contraire : en plus de représenter un label de qualité pour l'ensemble des maîtres ébénistes, elle leur permettait de maintenir un quasi-monopole de production en même temps qu'elle leur assurait une forme rudimentaire de publicité.
En fait, comme l'a découvert Augarde (l'Estampille, juin 1985), l'idée de l'estampille était antérieure à 1744 et remontait au XVIIème siècle, quand la corporation des menuisiers avait déjà tenté de forcer les tapissiers, alors les principaux marchands de meubles, à ne vendre que des ouvrages de maîtres menuisiers. Un décret de 1637 avait ordonné aux menuisiers de marquer leurs ouvrages ; parallèlement défense était faite aux tapissiers de vendre des meubles non marqués.

L'usage de l'estampille ne s'était pas répandu pour autant et il fallut attendre les années 1720 - 1730 pour rencontrer les premiers exemples.
On trouve ainsi l'estampille de François Lieutaud, de Mathieu Criard, de Carel, de Noël Gérard sur des œuvres datables des années 1730 au plus tard.
On sait d'autre part que les ébénistes Doirat (mort en 1732) et Nicolas Sageot (mort en 1731) estampillaient couramment leurs œuvres. Bernard II van Risamburgh utilisa lui aussi l'estampille bien avant 1744 : le bureau de Temple Newsam estampillé à la fois FL et BVRB date des années 1735, tandis que la commode de Maria Leszczynska, qui porte son estampille, fut livrée en 1737. De cette époque datent la plupart des estampilles abréviatives : FL (François Lieutaud), NG (Noël Gérard), LSP (Louis Simon-Painsun), FG (François Garnier), FMD (François Mondon), IDF (Jean-David Fortanier), BVRB (Bernard van Risamburg), DF (Delorme-Faizelot ?) et MC (première estampille de Mathieu Criard ?).
Dans ce contexte, l'obligation d'estampiller instituée en 1743 n'était que la généralisation d'une pratique déjà établie et justifiée par le désir de lutter contre la concurrence des ouvriers libres, notamment, comme l'écrit Augarde "parce que dans une société d'ordre telle que la France au XVIIIème siècle, l'usage précède la règle ou se transforme en coutume."

En théorie la majeure partie des meubles parisiens faits après 1751 devraient porter une estampille. Dans ces conditions on s'étonne de n'en trouver aucune sur de nombreux meubles.
Plusieurs explications s'offrent à cela : la plupart du temps il devait s'agir de meubles réalisés par des ouvriers libres travaillant dans les lieux privilégiés, et vendus à des particuliers directement. Dans ce cas, la corporation ne pouvait intervenir. Il pouvait aussi s'agir de meubles faits par des ouvriers libres pour les marchands-merciers. Ceux-ci avaient en effet, à la suite d'un arrêt de 1749, obtenu le droit de vendre des meubles non estampillés.
Le problème se complique dans le cas de meubles sans estampille et pourtant réalisés de toute évidence par des ébénistes déjà reçus maîtres, comme BVRB, Joseph, Carlin ou Weisweiler. L'explication habituelle, revenant à imputer l'absence d'estampille au compte de la négligence des ébénistes, ne tient pas. Certes on pourrait admettre que ces ébénistes aient estampillé ou non en fonction des désirs de leurs commanditaires, les marchands-merciers.
Dans le cas de Carlin, on comprend mal la logique de l'estampille : tous les meubles de porcelaine étaient destinés au même marchand, Poirier ; or vingt-deux, soit plus du quart ne sont pas estampillés. Pourquoi avoir marqué les uns et pas les autres ? La seule explication est que les merciers, souhaitant éviter cette publicité pour le fabricant que représentait l'estampille, afin d'éviter que leurs clients ne s'adressent directement à celui-ci, demandaient à leurs fournisseurs habituels de ne pas estampiller dans la mesure du possible.
Toutefois les visites des jurés de la corporation étaient fréquentes, imposant que tous les meubles présents dans l'atelier soient estampillés. Seule une fraction des meubles (ceux réalisés entre deux visites des jurés) pouvait éviter l'estampille.

Divers indices viennent renforcer cette hypothèse selon laquelle les marchands-merciers cherchaient à éviter l'estampille ou à la dissimuler.
On connaît ainsi de nombreux exemples d'estampilles bûchées au moyen d'un poinçon ; presque toujours il s'agit de meubles luxueux destinés aux marchands-merciers.
Plusieurs meubles de Carlin, présentent ce détail curieux. Sur la table-console qui appartint au financier Beaujon (Musée Gulbenkian, Lisbonne), l'estampille, quoique bûchée, reste encore lisible et c'est bien celle de Carlin. Un autre indice est le fait que les estampilles des ébénistes au service des merciers sont souvent petites et difficiles à trouver. Ce n'est sûrement pas un hasard si les estampilles les plus petites sont celles de Joseph, Carlin, Schneider, Boichod et Levasseur, ébénistes qui travaillaient surtout pour les marchands-merciers.

Un autre problème se pose devant la présence, constatée sur bien des meubles, de deux estampilles différentes. Parfois même on trouve trois estampilles différentes et plus. Certains auteurs ont cherché à expliquer ce mystère en le mettant sur le compte de restaurations successives subies par le meuble, chaque restaurateur imposant son estampille lors de son intervention. Certes cette idée selon laquelle les ébénistes estampillaient les meubles qu'ils restauraient ou transformaient est vérifiée dans bien des cas : on a l'exemple des meubles authentiques de Boulle réalisés entre 1690 et 1720 qui portent l'estampille de Delorme, Dubois, Levasseur et même Riesener, correspondant à des restaurations effectuées dans les années 1770-1780.

Toutefois dans bien des cas, les deux estampilles accolées sont celles d'ébénistes contemporains ce qui exclut l'hypothèse d'une restauration par l'un d'un ouvrage fait peu de temps avant par l'autre
En fait le problème des doubles estampilles est lié plutôt aux habitudes de sous-traitance des ébénistes parisiens. Certains ébénistes se contentaient, comme le signale Roubo, de fabriquer des carcasses de meubles pour d'autres ébénistes qui les terminaient et les revendaient. On estampillait alors probablement à chaque stade de la fabrication. Surtout, de nombreux ébénistes travaillaient pour des ébénistes-marchands à qui ils livraient des meubles entièrement finis. Les inventaires après décès ou livres de commerce d'ébénistes comme Migeon ou Boudin donnent de nombreux exemples de sous-traitance : Migeon fit travailler Landrin qui lui fournit pour 85 000 livres de meubles entre 1742 et 1751, ainsi que de nombreux ébénistes (Topino, RVLC, Mondon, Canabas, Macret, Criard, etc. ). Boudin employa divers fabricants, dont Topino, qui lui livra par exemple quarante-neuf petites tables "à sujets chinois" entre 1772 et 1775.

Si l'on analyse les exemples d'estampilles doubles, on constate que dans la plupart des cas on trouve bien en évidence l'estampille d'un ébéniste célèbre, presque toujours un marchand, à côté d'une estampille moins visible, celle du fabricant, généralement plus obscur.
Sur une petite table, on trouve l'estampille de Migeon à côté de celle plus effacée de Lhermite.
Sur un bureau du Louvre, l'estampille de Migeon est également évidente alors que celle de Dubois est dissimulée. Parfois même l'une des estampilles est bûchée ou recouverte par une seconde estampille plus nette.
Comme pour les marchands-merciers, on devine le désir de gommer la marque du fabricant pour imposer la sienne, et l'on en revient à la conclusion que l'estampille était ressentie comme une marque publicitaire. N'oublions pas que les estampilles qui nous paraissent souvent difficiles à trouver étaient plus apparentes au XVIIIème siècle, quand les bois n'avaient pas subi l'usure et l'oxydation dues au temps ou les coups de rabot des restaurateurs.

A travers tout ceci on comprend que l'estampille était liée tout autant à la revente qu'à la production du meuble et cela explique qu'un même meuble puisse en porter jusqu'à quatre différentes.



Bibliographie

"Les Ebénistes Français de Louis XIV à la Révolution"
Page 433
Alexandre Pradère
Société Nouvelle des Editions du Chêne - 1989


"Historique et Signification de l'Estampille des Meubles"
Jean-Dominique Augarde
L'Estampille, n° 182 - juin 1985

 
The Stamp


Although a stamp is often confused with a signature, it actually has nothing to do with it. Far from being an indication of authorship of an artist proud of his work, such as the signature of a painter or sculptor, the stamp was merely an obligatory mark for every Parisian master ébéniste.
The statutes of 1751 stipulated precisely: "Each master must have his own individual mark and likewise the guild, impressions of which stamps shall be lodged at the office on a sheet of lead, and the said masters may not supply any work (except to the Bâtiments to which this does not apply) which has not first been marked with their stamp, on pain of confiscation and a fine of 20 livres for each piece not marked".
These statutes had been drawn up as early as 1743 but their definitive registration was carried out by the Parlement only in 1751. It may be said that the obligation to stamp work began to take force from 1744 onwards and became general practice after 1751.
This regulation in fact was not a constraint to ébénistes. Besides being a label of quality for the body of master ébénistes, it enabled them to maintain a quasi-monopoly of production, at the same time giving them a form of rudimentary publicity.
Actually, as Augarde has discovered (l'Estampille, June 1985), the concept of a stamp predates 1744 and had its origins in the seventeenth century when the guild of menuisiers had already attempted to force the tapissiers (upholsterers), then the principal retailers of furniture, to sell only the work of master menuisiers. A decree of 1637 stipulated that menuisiers were to mark their work.

At the same time the tapissiers were forbidden to retail unmarked furniture. The use of the stamp did not become widespread, however, and it was not until the years 1720-1730 that the first examples are found.
Thus the stamp of François Lieutaud, Mathieu Criard, Carel and Noël Gérard is to be found on pieces which may be dated to the 1730s at the latest.
It is also known that the ébénistes Doirat (died 1732) and Nicolas Sageot (died 1731) generally stamped their work. Bernard II van Risamburgh also used a stamp before 1744 : the bureau at Temple Newsam stamped by both FL and BVRB, dates from c. 1735, while the commode of Maria Leszczynska, which bears his stamp, was supplied in 1737. The majority of abbreviated stamps date from this period : those of FL (François Lieutaud), NG (Noël Gérard), LPS (Louis Simon-Painsun), FG (François Garnier), FMD (François Mondon), IDF (Jean-David Fortanier), BVRB (Bernard van Risamburgh), DF (Delorme-Faizelot ?) and MC (first stamp of Mathieu Criard ?).
In this context the obligation to use a stamp, instituted in 1743, was merely the formalization of an already established practice justified by the desire to compete with the independent craftsmen, principally as Augarde has written "because in an ordered society such as that of France in the eighteenth century, practice preceded rules, or itself became accepted custom".


In theory most Parisian furniture produced after 1751 had to be stamped. Under these circumstances it is astonishing to find so many pieces unstamped.
This may be explained in several ways. In most cases they must have been made by independent craftsmen working in the privileged areas and sold directly to private clients ; in this case the guild could not interfere. They could also have been pieces made by independent craftsmen for the marchands-merciers. As a result of a judgment of 1749, the latter had obtained the right to sell unstamped pieces of furniture.
The situation becomes more complicated in the case of pieces which are unstamped, yet are obviously the work of ébénistes who were already masters, such as BVRB, Joseph, Carlin or Weisweiler. The usual explanation, attributing the lack of stamp to the negligence of the maker, does not hold water. It may be that these ébénistes used the stamp or not, according to the wishes of the marchands-merciers who had commissioned the work.
But in the case of Carlin, it is difficult to understand the logic in his use of the stamp: all his porcelain-mounted furniture was made for the same dealer, Poirier; however, twenty-two pieces, more than twenty-five per cent of those known, are unstamped. Why stamp some and not the others? The only possible explanation is that the dealers, wishing to avoid the publicity that the stamp represented for the maker, and hoping to avoid the possibility of their clients going directly to him, asked their usual suppliers not to stamp their wares where possible.
However, the visits of the guild juries were frequent; necessitating that all the furniture present in the workshop should be stamped. Only a small proportion of pieces (those made between inspections by the juries) could avoid being stamped.


Various indications reinforce this hypothesis that the marchands-merciers sought to remove or disguise the stamp.
Numerous examples are recorded of stamps defaced with a punch; this almost always occurs on pieces of luxury furniture intended for the marchands-merciers (on several pieces by Carlin, for example).
On the table-console which belonged to the financier Beaujon (Gulbenkian Museum, Lisbon), the stamp, although defaced, is still legible as that of Carlin. Another clue is the fact that the stamps of the ébénistes who worked for the dealers are often very small and difficult to find. It is surely no coincidence that the smallest stamps are those of Joseph, Carlin, Schneider, Boichod and Levasseur, ébénistes who worked mainly for dealers.
Another problem is the presence of two different stamps, as evidenced on numerous pieces of furniture. Sometimes three different stamps or more are to be found. Certain experts endeavoured to explain this mystery as evidence of successive restorations to the piece, each restorer adding his stamp at the time the work was carried out. Certainly, it can in many cases be proved that ébénistes stamped furniture that they restored or altered. There is the example of genuine pieces by Boulle made between 1690 and 1720 which bear the stamp of Delorme, Dubois, Levasseur or even Riesener, corresponding to restorations carried out in the years 1770-1780. However in many cases the two adjoining stamps are those of contemporary ébénistes, which disproves the hypothesis that one maker restored a piece made only recently by another maker.

In fact, the problem of double stamps is more closely related to the general practice of subcontracting by Parisian makers.
As Roubo has indicated, certain ébénistes were happy to make the carcases of furniture for other ébénistes who finished them and sold them. These were probably stamped at each stage of the production. At the time numerous ébénistes were working for the ébénistes-marchands to whom they delivered finished pieces. The inventories taken after deaths or the business records of ébénistes such as Migeon or Boudin give numerous examples of such subcontracting. For instance, Migeon employed Landrin who supplied him with 85,000 livres worth of furniture between 1742 and 1751, as well as numerous other ébénistes (Topino, RVLC, Mondon, Canabas, Macret, Criard, etc.). Boudin employed various makers, among them Topino, who, for example, supplied him with forty-nine small tables "with chinoiserie subjects" between 1772 and1775. If the examples of double stamping are examined, it will be found for the most part that the dominant stamp is of a celebrated ébéniste, almost always a dealer, alongside the less obvious stamp of the maker, usually a less well-known ébéniste.
On one small table Migeon's stamp is found next to Lhermite's which has been somewhat effaced.
On a bureau in the Louvre, Migeon's stamp is again obvious while that of Dubois has been obscured. In some cases one of the stamps has even been punched out or concealed beneath another more legible stamp. As in the case of the marchands-merciers, one senses the ébéniste-marchand's desire to erase the mark of the maker and replace it with his own, and one therefore returns to the hypothesis that the stamp was resented as a mark of publicity. It must not be forgotten that stamps now often difficult to find were more obvious in the eighteenth century, when the wood had not yet been subjected to use and oxidization due to the passage of time, or the tools of the restorer.